Le 100ème tome du manga One Piece paraît ce mercredi 8 décembre. Un record de longévité et un succès incontestable pour le manga le plus vendu au monde. Mais pourquoi les aventures d'un jeune pirate au corps élastique fascinent-elles autant ? Réponse avec le mangaka français Reno Lemaire.
Et de 100 ! Près de 25 ans après la sortie du premier tome, le 22 juillet 1997, le manga One Piece vient de passer ce jour la barre des 100 tomes publiés. Sa version animée, diffusée sur le petit écran, avait d’ores et déjà dépassé la barre des 1000 épisodes début novembre dernier : pour tout visionner du premier au dernier épisode, il faut plus de 49 jours.
La longueur de l'œuvre signée par l’auteur japonais Eichiro Oda ne semble pas effrayer les amateurs du manga, dont les 99 tomes se sont déjà écoulés à près d’un demi-milliard d’exemplaires dans le monde. En France, l’éditeur Glénat a annoncé cette semaine que le tome 1 avait passé le cap du million d’exemplaires vendus. Mieux encore, sur l’année 2020, il s’en est vendu 89 % de plus qu’en 2019 et 135 % de plus qu’en 2018. Et les 98 autres tomes ne sont pas en reste : le succès de One Piece semble parti pour durer encore quelques années.
La longévité d’une telle œuvre a de quoi surprendre. Qu’est-ce qui, dans le manga d’Eichiro Oda, justifie un tel succès ? Pourquoi les aventures d’un gamin ayant décidé de devenir le roi des pirates, dont l’étrange pouvoir est d’être élastique, et accompagné d’un équipage dont les membres sont plus farfelus les uns que les autres, suscitent-elles autant de passions ?
Passionné de One Piece, le mangaka français Reno Lemaire, auteur de Dreamland, a répondu à nos questions.
Paru en 1997, le manga One Piece a très bientôt 25 ans d’existence. Comment êtes-vous tombé dedans ?
Reno Lemaire : Dans les années 2000, j’étais plus amateur du manga Naruto que de One Piece. J'ai découvert One Piece quand un ami m'a conseillé de le lire en me disant que c’était un humour proche du mien. J’ai dû aller au-delà du style graphique qui, au début, me rebutait un peu. Je suis tombé dedans, j’ai lu les quatorze premiers tomes d’un coup et je suis devenu un fan inconditionnel de One Piece, puisque ça c’est ressenti jusque dans mon trait ! Quand on juge le dessin sans lire l'histoire, on peut être un peu frileux, comme moi. Mais une fois qu'on a embarqué dans le récit, le style devient sublime, parce qu’il convient parfaitement à ce qu’Oda raconte.
One Piece est un shōnen, c’est-à-dire un manga qui s’adresse en priorité aux jeunes garçons. Qu’est-ce qui le distingue des autres shōnen, comme Naruto ou encore Dragon Ball ?
Si on regarde comment sont faits les shōnen au Japon, le but pour les mangakas est d'avancer sans vraiment savoir où ils vont, de ne rien dévoiler sur le héros pour pouvoir rebondir. Il faut savoir que pour les shōnen, la publication se fait chaque semaine dans un magazine nommé le Weekly Shōnen Jump. Il y a donc une concurrence constante. Et si les chiffres d’un manga baissent, et bien il faut que le prochain chapitre envoie du lourd et si, par exemple, un personnage n’est pas aimé, il faut le tuer.
Dans les shōnen classiques, type Dragon Ball ou Naruto, les auteurs prévoient donc quelques arcs narratifs, ils laissent quelques lignes directrices, mais pas plus, parce que c'est avant tout guidé par les ventes et par l'humeur du public.
La particularité d'Eichiro Oda, quand il est arrivé avec One Piece c'est que lui, je pense, avait déjà tout calé au lieu de partir uniquement sur un concept. C'est vraiment la force de One Piece et c'est d’ailleurs ce qui m'a plu : en tant que raconteur d'histoires, avoir la maîtrise de son histoire, c'est le B.A.BA. En fait, Oda est avant tout un auteur qui raconte une bonne histoire.
Maîtriser son histoire de A à Z, c'est quelque chose que les mangakas japonais n'ont pas l'habitude de faire. Que ce soit Dragon Ball, Bleach ou Naruto, on se moque un peu de la fin d’un shōnen. Ce n’est pas ce qu’on lui demande. Ce qu’on attend de lui c’est de nous faire palpiter chaque semaine. Et la finalité, la fin, c'est finalement toujours "les héros vont vieillir". Quand Eichiro Oda est arrivé dans les années 2000, il a montré aux auteurs japonais que finalement, ils pouvaient écrire d’une autre façon. Depuis toutes les nouvelles séries qui arrivent essayent un peu d’anticiper la fin.
One Piece raconte les aventures de Luffy, un jeune pirate parti sur les traces du pirate légendaire Gol D. Roger et de son trésor mystérieux : le fameux “One Piece”. L’aventure devrait donc se conclure par la découverte de ce fameux trésor, mais curieusement, après 100 tomes, les lecteurs ignorent toujours la nature de ce trésor…
C'est vrai que le concept d’Oda est original. Il dit qu’il faut trouver le “One Piece”, mais il ne dit à aucun moment de quoi il s’agit. C’est très différent du personnage de Naruto, dans le manga Naruto, qui affirme qu’il veut devenir Hokage (le chef du village ninja où débute les aventures de Naruto, ndlr). On comprend directement que son but est de devenir le plus fort : quelle que soit la façon dont il va y arriver, Naruto va passer d’un statut de loser exclu à celui de chef respecté de son village. Tandis que de son côté, Eichiro Oda dit : "Il faut trouver le One Piece pour être le roi des pirates". Mais le “One Piece”, tout le monde en parle et personne ne dit ce que c'est. Ce pitch est un peu plus original que les autres. En fait, les shōnen classiques sont pensés pour le voyage plutôt que pour la destination. One Piece, lui, cumule les deux. On voyage, on se régale et on a une promesse d'une fin incroyable. Et comme Oda nous surprend à chaque fois, on se dit "Qu'est ce qu'il va nous préparer ?" C'est aussi sa force.
Comme tous les shōnen, One Piece est une quête initiatique. Mais à la différence de beaucoup de mangas, l'œuvre se distingue par un humour absurde...
Dans les shōnen, il y a toujours de l'humour, mais lorsque les personnages évoluent, que les enjeux évoluent, c'est vrai que souvent, cet humour se perd. Dragon Ball c'était très, très, très humoristique au cours des premiers tomes et finalement ce sont des personnages qui explosent des planètes : c’est beaucoup moins drôle. Pareil pour Naruto.
Le talent d'Oda, c'est qu'il est parvenu à maintenir ces scènes humoristiques, ce ton humoristique, même au bout de 100 tomes ! Vous pouvez avoir des scènes complètement absurdes, alors même que les enjeux n’ont pas cessé d’augmenter : c’est une grande force ! Il y a pourtant des thèmes dramatiques dans One Piece, des fois bien plus poussés que dans d’autres shōnens, comme la question de l’esclavage par exemple. Cette persistance de l’humour est due au héros du manga, Luffy. Le personnage de Luffy est structuré de cette façon, il est très naïf, il a toujours le sourire. Si un autre personnage avait été au centre, ça aurait sans doute été un peu plus dramatique. Ce qui fait que One Piece fonctionne aussi bien, qu’il s’agit d’une bonne histoire, c'est aussi de bons personnages.
Ces fameux personnages qui peuplent l’univers d'Eichiro Oda ont aussi une autre particularité : ils ne ressemblent en rien aux personnages dessinés par d’autres mangakas.
Le premier constat que j’avais fait en lisant One Piece c’était : “c’est incroyable, cet auteur n'hésite pas à faire des personnes moches !” Dans ce manga, il y a des personnages très charismatiques qui ont des designs vraiment étranges. Oda a un style à part, on ne peut pas dire que ça tire vers le style japonais, mais on ne peut pas dire qu’il emprunte au cartoon type Tex Avery ou Walt Disney non plus : c'est un mix.
Le style Oda est inimitable, il a son anatomie à lui, il fait des personnages très longilignes. Je ne conseillerais à personne, à aucun jeune apprenti, de copier Oda. Ce n'est pas parce qu’il fait des anatomies surréalistes que, justement, il n'a pas une technique de dessin, au contraire ! Ça prouve que derrière, il y a quelqu'un qui a vraiment compris comment fonctionnait le corps humain, qui sait où placer la caméra, et qui l'utilise à fond.
En 1997, quand One Piece est sorti au Japon, Oda a d’ailleurs explosé les perspectives ! C'était vraiment sa marque de fabrique : des perspectives très, très arrondies, des horizons en courbes, etc. Maintenant, ça parait anodin et un petit jeune qui découvre One Piece ne va pas forcément trouver les perspectives si extraordinaires. Le manga My Hero Academia le fait aussi, mais à l'époque Oda était novateur : il mettait les poings en avant, il déformait tout, un peu en mode fisheye. C'était assez inédit.
Vous êtes-vous même l’auteur d’un manga (ou manfra, comme on appelle les mangas français) intitulé Dreamland aux éditions Pika. Qu’est-ce que One Piece vous a apporté ?
Quand j'ai lu One Piece, j’étais déjà en train de créer Dreamland. On m’avait toujours dit que Dreamland était un gros “what the fuck” et que ce serait très bancal, que ce ne serait pas commercial. Quand j'ai vu la façon qu’avait Eichiro Oda de raconter One Piece, je me suis dit qu’on pouvait raconter des choses absurdes en mangas.
J’ai eu un coup de cœur pour son style. Je me suis beaucoup inspiré d’Oda au début : on progresse via ses pairs, via l'analyse. Mais le style n'est pas quelque chose de figé, à 80 ans, j'aurais sans doute un autre style.
Comment travaillez-vous par rapport à un mangaka comme Oda ?
Il faut imaginer qu’au Japon, il y a environ 5000 mangakas, qui vont produire environ 4000 œuvres. Et nous on connaît surtout le top 10 de ces œuvres. En France, où le manga commence tout juste à émerger dans la création, on va être comparé au top du top de la production du pays qui a inventé le manga. C'est normal parce que le public ne connaît que ces séries. Et forcément, de mon côté, mes journées ressemblent énormément à celles d’un auteur japonais qui fait son one shot, qui fait sa série tout seul. Mais c’est vrai qu’on est comparés aux Ferrari du monde du manga.
Quand on parle d'une star comme Oda qui a une pression constante parce qu'il est lu par des millions de gens, le rythme doit être efficace. Autour d'eux, tout est fait pour qu'ils deviennent des machines de guerre. Tandis qu'en France on a un peu ce culte de l'auteur seul face à son œuvre, qu'on le veuille ou non. Des fois, j'avoue que je suis très content d'avoir ma liberté. Mais la liberté a un prix : en étant moins cadré, moins optimisé, on ne peut pas avoir une telle régularité.
Finalement, à quoi One Piece doit-il son succès ?
La force des grandes œuvres, des œuvres cultes, c'est qu’elles ne figent pas le récit dans le temps. Eichiro Oda a créé son univers, il a créé ses propres codes et ce sont des codes intemporels et donc c’est une œuvre universelle. Il n'y a pas de frontières non plus et c’est ce qui en fait un succès mondial : Luffy n'est pas japonais. Oda s'est inspiré de nombreuses nationalités pour créer ses personnages : Luffy serait brésilien, le personnage de Sanji français ou celui de Robin russe. Mais One Piece est un univers entier à part entière donc, en fait, n'importe qui, un petit Brésilien, un petit Français, un petit Américain pourra s'identifier à Luffy, parce que tout se déroule dans un monde imaginaire. Et quand on regarde toutes les grandes œuvres, tous les grands mangas, c'est pareil : ils se déroulent dans une autre réalité.
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